17 mai 1838 : mort de Talleyrand, l’homme qui aura servi tous les régimes

Le diable boiteux incarne l’art de survivre en politique sans perdre sa prestance et encore moins son pouvoir.
Talleyrand en habit de grand chambellan, par Pierre-Paul Prud'hon (Domaine public)
Talleyrand en habit de grand chambellan, par Pierre-Paul Prud'hon (Domaine public)

Le 17 mai 1838 s’éteint Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, à l’âge de 84 ans. Évêque défroqué, ministre cynique, prince de Bénévent et fin diplomate au congrès de Vienne et en Angleterre, il incarne à lui seul l’art de survivre à tous les régimes sans jamais perdre ni son influence, ni sa prestance et encore moins son pouvoir. Une leçon pour François Bayrou et Emmanuel Macron ? L’Ancien Régime, la République, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet : il les traverse tous avec une même constance, celle de son génie politique. Sa mort fut ainsi, à l’image de sa vie, théâtrale, ambivalente et largement commentée.

Une fin soigneusement mise en scène

Épuisé par une vie parsemée d’intrigues et de combats politiques, Talleyrand s’éteint peu à peu dans son hôtel particulier de la rue Saint-Florentin à Paris, entouré de ses proches. Rien n’avait su l’abattre après toutes ces années de lutte acharnée ; il était donc logique que ce fût son propre corps qui finit par vaincre son esprit.

Se sachant condamné, Talleyrand souhaite se mettre en règle avec l’Église en demandant pardon pour ses fautes passées et en réclamant l’extrême-onction, malgré ses démêlés passés avec la religion et Rome. Selon le regretté Michel de Decker, au moment où l’abbé Dupanloup s’apprête à lui administrer l’huile sainte dans la paume des mains, selon le rite des mourants, Talleyrand l’interrompt : « N’oubliez pas que je suis évêque. » L’abbé lui impose alors le saint chrême sur le dos des mains, comme il était d’usage pour les princes de l’Église.

Le roi des Français, Louis-Philippe, apprenant l’agonie prochaine de l’ancien ministre, serait également venu lui rendre une dernière visite. Selon des récits apocryphes, Talleyrand, en le voyant, lui aurait déclaré : « Sire, je souffre comme un damné. » À quoi le roi aurait alors répondu : « Déjà ? »

Au service de la France

Rendant son dernier soupir le 17 mai 1838, Talleyrand laisse derrière lui une vie mouvementée, que ses adversaires s’empresseront de transformer en légende noire. On dira de lui qu’il a servi tous les régimes et tous les maîtres par opportunisme, en commençant par Dieu et Louis XVI, lorsqu’il est nommé évêque d’Autun en 1788. Devenu député du clergé aux États généraux, il vote la Constitution civile du clergé, puis quitte l’état ecclésiastique et s’exile pendant la Terreur. Une fois l’Incorruptible disparu, Talleyrand revient pour se mettre au service des nouveaux maîtres de la France : il devient ministre de la Marine et des Colonies sous le Directoire, avant de soutenir Bonaparte lors du coup d’État du 18 brumaire.

Sous le Consulat puis l’Empire, il est nommé ministre des Relations extérieures, puis se retire en anticipant la chute de Napoléon. Il se rapproche alors des monarchies européennes, participe au retour des Bourbons en 1814 et représente la France au congrès de Vienne en 1815, y défendant avec habileté les intérêts français. En 1830, Louis-Philippe fait de nouveau appel à lui et l’envoie comme ambassadeur à Londres : la dernière mission du diable boiteux au service de la France.

Une vie critiquée mais justifiée

Ce parcours politique a contribué à forger un portrait peu flatteur de Talleyrand, aussi bien de son vivant qu’après sa mort. Napoléon, découvrant ses intrigues, lui aurait lancé cette célèbre diatribe : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ; vous ne croyiez pas à Dieu ; vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ; il n'y a pour vous rien de sacré ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi […] Quels sont vos projets ? Que voulez-vous ? Qu'espérez-vous ? Osez le dire ! Vous mériteriez que je vous brisasse comme du verre ; j'en ai le pouvoir ; mais je vous méprise trop pour en prendre la peine ! Tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie ! » Plus tard, Chateaubriand, observant son rapprochement avec Fouché, décrit ce tandem comme celui du « vice appuyé sur le bras du crime ».

Face à ses détracteurs et pour la postérité, Talleyrand se justifia dans ses Mémoires : « Je n’ai conspiré dans ma vie qu’aux heures où j’avais la majorité de la France pour complice, et où je cherchais, avec elle, le salut de la patrie. »

Talleyrand meurt comme il a vécu : dans la nuance, la mise en scène et l’ambiguïté. Le diable boiteux a su conclure pieusement une vie consacrée non aux régimes mais à ce qu’il estimait être l’intérêt supérieur de la France… ou les siens. Il laisse à la postérité le portrait d’un homme à la fois cynique, visionnaire, symbole d’un art politique subtil, parfois pragmatique, peut-être immoral, mais indéniablement efficace.

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Eric de Mascureau
Chroniqueur à BV, licence d'histoire-patrimoine, master d'histoire de l'art

Vos commentaires

35 commentaires

    • Certainement pas, Macron n’a rien appris de Talleyrand.
      Cette phrase « Le diable boiteux a su conclure pieusement une vie consacrée non aux régimes mais à ce qu’il estimait être l’intérêt supérieur de la France… ou les siens. », que je corrigerai en changeant le « ou » par « et » (… les intérêts de la France et les siens), me paraît le mieux décrire Talleyrand. La France lui aura beaucoup dû, notamment lors du Congrès de Vienne où, représentant la France de Louis XVIII comme si elle faisait partie des vainqueurs de la France napoléonienne, il a efficacement défendu les intérêts de la France.

  1. Le prince de Talleyrand a eu une vie en ligne droite dans une histoire sinueuse. Il a toujours eu, à cœur, l’intérêt de la France, sans oublier le sien.
    Aujourd’hui, nous avons maint politiques qui ne sont que dans leur p’tit intérêt, jamais celui du pays.

  2. Quand il dû célébrer la messe lors de la Fête de la Fédération (ce qu’il n’avait plus fait depuis des années…), il se tourna vers son assistant en lui disant « Surtout, ne me faites pas rire ». Et pour résumer ses actions politiques : « Il semble que je porte malheur aux gouvernements qui me négligent ».

  3. Talleyrand était le petit neveu de Mme de Montespan. Malgré tout ses défauts n’oublions pas qu’il incarnait également l’art de vivre à la française. Il employait le célèbre cuisinier Anthonin Carême, protégeait les arts, était un grand amoureux et était d’un savoir vivre exquis. Un vrai français quoi. J’ai eu l’occasion de visiter son château de Valencay il y a quelques années. Cet endroit magnifique incarne parfaitement le raffinement de l’homme. Un concentré unique de ce dont rêve les étrangers qui fantasment sur la France éternelle.

  4. Ce mauvais procès fait à Talleyrand oublie l’essentiel : Au congrès de Vienne, cette conférence des grandes puissances européennes qui eut lieu à Vienne du 18 septembre 1814 au 9 juin 1815, après la chute lamentable de Napoléon 1er, il a sauvé la France. C’est, pour la majorité des historiens et des politologues, un exemple sublime
    de négociation, menée de main de maître pendant 9 mois par le Prince de Talleyrand. Qui serait de nos jours le « Talleyrand 2025 » qui nous sauverait de cette UERSS de Bruxelles ?

    • Oh que non ou alors plaignons nous de ne pas avoir de politiques de sa classe. D’une intelligence supérieure et d’un savoir faire accompli. La France, irrémédiablement vaincue, à bout de forces, envahie par les troupes des coalisés, lui doit d’avoir fini les congrès de Vienne puis de Paris en position de quasi égalité avec ses vainqueurs. Chapeau l’artiste. Napoléon a chuté pour n’avoir pas écouté ses conseils etc… Il est donc normal qu’il ait été et (soit) dénigré par moins doué que lui. Cela qui fait du monde. C’est lui l’auteur de la maxime toujours d’actualité « Je connais X manières de faire sortir l’Ours de sa tanière mais aucune pour l’y faire renter ».

  5. J’ai pris beaucoup de plaisir à votre article. En avez-vous eu autant à fréquenter ce personnage, qui, au-delà de l’histoire reste passionnant à approcher. Un homme impossible à résumer.Nos florentins d’aujourd’hui sont de la petite bière à côté de ce personnage dont on se demande pourquoi il réussit à susciter en nous une curieuse sympathie.

    • Parce son bilan est lui réellement positif . De même qu’il est dénigré par moins doué que lui. Pour lui la politique n’était pas dans de piteuses alliances électorales mais dans l’intérêt de la France au delà des régimes. Qu’il ait préféré vivre dans le luxe, d’un fils d’aristocrate, le contraire m’aurait paru suspect…

    • Tout à fait. Notons qu’aucun ne trouverait grâce aux yeux de nos larmoyants européens actuels.

  6. Il est incompréhensible que l’Empereur n’ait pas sanctionné ce triste individu. Il aura trahi tout le monde et c’est pour cela que beaucoup de gens l’admirent. Chateaubriand a parfaitement décrit le duo infernal qu’il formait avec Fouché : « Et je vis s’avancer le vice appuyé au bras du crime ».

    • Heureusement que NON pour Bayrou.
      C’est Miterrand a la puissance 10. Si vraiment il a servi les intérêts Français. Quel finesse : »j’avais les Français pour complices » c’est encore vrai pour la période pétainiste et d’actualité. Tailleyrand personnage abjecte mérite tout de même respect.

  7. « Qui n’a pas connu l’ Ancien Régime ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre » Approximativement. Il ne croyait surtout pas à la révolution, à Bonaparte. Qu’ à l’ancien régime d’où, je suppose son indifférence sans doute cynique aux régimes qu’il a servis.

    • Talleyrand: « La politique ce n’est qu’une certaine façon d’agiter le peuple avant de s’en servir. » Jusqu’à provoquer une révolution.

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